Les cloches de la discorde à Laon

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« Dans chaque église, il y a toujours quelque chose qui cloche » (Jacques Prévert, Fatras, 1966).

Si les controverses liées aux nuisances sonores induites par les clochers sont devenues récurrentes aujourd’hui, elles ne sont pas pour autant le fruit des déséquilibres de notre modernité. En effet, les cloches des églises sont au cœur des émotions collectives depuis très longtemps, comme en témoigne ce plaidoyer. Rédigé par l’archiprêtre de la cathédrale de Laon, le 11 avril 1934, il répond au mécontentement des habitants du quartier face au carillonnement des cloches jugé excessif.

L’histoire débute avec les célébrations de Pâques des 1er et 2 avril 1934. Comme il est de coutume dans la tradition chrétienne, les cloches sont condamnées au silence, en signe de deuil, du Jeudi saint jusqu’à Pâques. Il faut attendre l’aube de Pâques pour entendre à nouveau le son des cloches, à toute volée, annonçant la Résurrection du Christ et la joie pascale. A cette occasion les cloches de la cathédrale sont actionnées à deux reprises, à 5h15 et 6h15, pour une durée de 30 minutes.

Un carillonnement qui, malheureusement, trouble la quiétude des habitants résidant à proximité, eu égard à son heure matinale !

Jugeant l’intensité du bruit généré par ces vibrations inopportunes, un des habitants du quartier fit remonter au Maire de la Ville ce désagrément. Alertant sur la nécessité d’assurer le repos et la tranquillité de la nuit aux habitants, cette supplique contraint le Maire à interférer auprès de l’archiprêtre.

La loi de 1905, instituant la séparation de l'église et de l'état, a en effet conféré au Maire la vocation à réglementer ces sonneries suivant leurs finalités. De fait, les cloches des églises peuvent non seulement servir à des fins religieuses mais également à des fins civiles (sonnerie des heures associées à une horloge, annonce d’un péril commun, etc.). Or, les réglementations des unes et des autres ne répondent pas aux mêmes finalités et ne sont pas donc soumises à des principes strictement identiques. Si la responsabilité du Maire en matière civile est évidente, elle est plus nuancée en matière religieuse.

Aussi s’agissant de ces sonneries matinales, la question doit résulter d’un compromis entre le Maire et le représentant du culte affectataire. Un rôle que l’archiprêtre entend bien rappeler avec sa lettre dans lequel il précise « je croyais être en droit de continuer ce qui s’est fait avant-guerre, de temps immémorial ».

Désireux de démontrer la validité de sa pratique, il en appelle à son ancienneté en évoquant le souvenir des cérémonies pascales passées. Il se présente notamment comme le témoin de cette tradition en évoquant son expérience de vicaire. Expérience survenue de 1910 à 1921, au cours de laquelle il pouvait « entendre carillonner [les cloches pour] cette cérémonie de la Résurrection, qui avait lieu comme cette année [1934] à 5h15 ». En mettant l’accent sur la continuité de cette pratique dans le temps il souligne l’adhésion qu’elle suscitait auprès de la population. De cette manière il lui confère une valeur juridique coutumière. Une valeur renforcée par les dispositions juridiques qui réglementent le carillonnement des cloches dans le département et auxquelles il se réfère. Ainsi il fait mention de l’arrêté préfectoral, pris en 1884, qui légifère la durée de chaque sonnerie.

Ce type d’affrontement, loin d’être marginal est typique du basculement entamé depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, marquant la naissance d’une nouvelle intolérance au bruit. En effet, malgré la persistance d’un profond attachement aux cloches, on assiste à la montée d’une certaine protestation urbaine. L’évolution du rythme nycthéméral (cycle biologique influencé par l’intensité de la lumière naturelle du soleil) et la multiplication des sources sonores, ont contribué à faire perdre aux habitants des villes le besoin de l’écoute. Privé de cette dimension informationnelle, les cloches sont reléguées à la liturgie. Or, dans une société construite sur le principe de laïcité, cette utilité ne fait plus le poids, donnant alors naissance à ce type d’affrontement.