Jugement rendu contre le cadavre d’un suicidé

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Jugement rendu contre le cadavre d’un suicidé

 

Le 2 juin 1751, Louis-Nicolas Serurier, lieutenant criminel du bailliage royal du comté de Marle, est informé à la clameur publique qu’un certain Hilaire Marcotte, cabaretier, se serait « homicidé de soy meme » à son domicile. Accompagné de son greffier et rejoint par deux chirurgiens, il se rend au domicile dudit Marcotte et y trouve ce dernier pendu à une poutre. Après le constat du décès, le corps est emmené à la prison royale de Marle pour y être examiné par les chirurgiens, avant d’être entreposé dans un cachot. Les témoins sont entendus. Très vite, un curateur est nommé pour assurer la défense du cadavre et de sa mémoire. On a pris soin entre -temps de procéder au salage du corps afin d’éviter sa corruption. Mais ce dernier continue malgré tout de se détériorer et par peur de faire entrer la peste dans la ville, on décide de l’enterrer « en terre profane au lieu vulgairement appelé les fosses des Huguenots ». Un jugement est rendu le 14 juin qui condamne finalement le mort à voir sa mémoire « éteinte, supprimée et condamnée à perpétuité » et ses biens « acquis et confisqués à qui il appartiendroit ». Une amende de cent livres, prélevée sur le patrimoine du défunt, servira au dressage d’une potence sur la place publique, à laquelle sera attachée la sentence qui aura préalablement été lue aux portes de la prison et du domicile du mort. Le présent document est le jugement rendu en appel par le parlement de Paris le 29 août 1751. Il est conservé aux Archives départementales de l’Aisne sous la référence B 634.

Pendant longtemps, le suicide a constitué une exception au principe général du droit qui veut que le crime s’éteint par la mort du coupable. Considéré comme un acte positif selon les circonstances durant l’Antiquité romaine, sa condamnation se généralise dès le VIe siècle sous l’influence de l’Église, à partir de l’idée que seul Dieu est maitre de la vie humaine. La principale sanction est alors la privation de sépulture chrétienne.

La justice laïque s’aligne sur cette doctrine dès le Moyen Âge, avec l’apparition au XIIIe siècle de véritables procès faits aux cadavres [1]. L’homicide de soi-même est alors considéré comme un crime extrêmement grave, plus grave encore que le meurtre d’autrui, puisque le coupable porte atteinte non seulement à son corps, mais également au salut de son âme. Seules la démence ou la maladie pouvaient être considérées comme des causes de circonstance atténuante.

Les marques d’infamies qu’on inflige aux corps des suicidés (trainés dans les rues sur une claie face contre terre, pendus par les pieds au gibet puis jetés à la voirie faute de recevoir de sépulture chrétienne) ainsi que la confiscation de leurs biens constituent de véritables peines qui ne peuvent être rendues qu’à l’issue d’un procès [2].

La procédure est codifiée par l’ordonnance criminelle de 1670 qui traite au titre XXII « de la manière de faire le procès au cadavre ou à la mémoire d'un défunt ». Cette dernière prévoit qu’un « curateur au cadavre », sachant lire et écrire, soit chargé de défendre la mémoire du suicidé. Ce dernier peut interjeter appel de la sentence.

Si la pratique de la répression pénale du suicide se poursuit jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, elle est de plus en plus décriée, notamment par les philosophes qui dénoncent la barbarie de tels châtiments [3]. Il faut attendre la Révolution et le Code pénal du 25 septembre 1791 pour que les lois punissant le suicide soient définitivement abandonnées.

1. Les malheureux qui avaient raté leur tentative pouvaient également être poursuivis et condamnés à mort.
2. Le dossier de justice relatif au suicide d’Hilaire Marcotte comprend ainsi 76 pièces papier et 1 pièce parchemin.
3. Montesquieu fait prononcer la formule suivante à Usbek dans les Lettres persanes (1721) : « Les lois sont furieuses, en Europe, contre ceux qui se tuent eux-mêmes. On les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont trainés indignement par les rues, on les note d’infamie, on confisque leurs biens. Il me paraît que […] ces lois sont bien injustes ».