Dans les flammes du bûcher : sur les traces des sorcières de Soissons !

Cartulaire de l’abbaye Notre-Dame de Soissons, fol 642, 1460 (Arch. dép. Aisne, H 1508).
Cartulaire de l’abbaye Notre-Dame de Soissons, fol 642, 1460 (Arch. dép. Aisne, H 1508).

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Bien avant que les procès en sorcellerie ne déferlent sur toute l’Europe, la région du Soissonnais connaît en 1460 « un cas merveilleulx, horrible et détestable [1] ». L’alliance dévastatrice entre un prêtre rancunier et une fileuse spoliée a été à l’origine d’une sombre affaire de sorcellerie.

Les faits se déroulent à Serches, village situé près de Soissons. Le curé de la paroisse, Yve Favins, convoite les terres de la ferme de la commanderie du Mont-de-Soissons, mais leur censier, Jehan Rogier, s’y oppose. Une querelle s’en suit qui fait naitre chez le curé une haine qui trouve un écho chez Agnès. Fileuse de son état, cette dernière se sent flouée par la femme du censier, Marguerite, estimant qu’elle ne l’a pas assez payé pour ses travaux. Or, Agnès se révèle être une « femme maudite », une sorcière !

Entrainant dans son désir de vengeance ses deux filles, Jeannette et Marion, elle élabore un sorceron, sorte d’élixir composé de poison et de morceaux broyés d’un crapaud venimeux, préalablement baptisé par le curé. Placé sous la table de famille, ce sortilège ne tarde pas à agir puisqu’en moins de trois jours Jehan Rogier, sa femme et son fils passent de vie à trépas. Des morts qui conduisent au procès dont nous présentons ici le verdict.

Celui-ci est prononcé le 14 juillet 1460 par Pierre de Jouengnes, bailli de justice de l’abbaye Notre-Dame de Soissons. Si Jeannette, repentie, est condamnée au bannissement du diocèse à perpétuité, Agnès et Marion sont quant à elles condamnées au bûcher. Marion échappe cependant à ce sort funeste du fait de sa grossesse. Emprisonnée jusqu’à son accouchement, ce sursis lui permet de s’enfuir peu de temps après celui-ci. Une chance dont ne bénéficie pas Agnès.

L’exécution eut lieu selon le déroulé suivant. À la sortie du tribunal, exposées sur la place publique de Soissons, en chemise et coiffées d’une mitre, les condamnées sont sermonnées par un prédicateur. Puis, Agnès, suivie d’une foule immense, 6 à 8 000 curieux, est conduite sur une charrette chargée de fagots au gibet du Mont Macqueret distant d’une lieue (environ 4 kilomètres) et brûlée par maître Martin, bourreau des hautes œuvres de Laon. Ses cendres sont éparpillées, tandis qu’on expulse Jeannette.

Cette condamnation illustre les prémisses d’un phénomène qui prendra, aux XVIe et XVIIe siècles, une ampleur importante. Même si ce type de récit n’est pas rare, celui-ci fait figure d’anomalie dans le cadre historique de la grande chasse aux sorcières. En effet, il intervient bien plus tôt que la déferlante des procès du XVIe siècle. Une précocité qui marque d’autant plus que les détails fournis par la transcription du jugement sont inhabituels. En effet, les actes du Moyen Âge sont rarement aussi précis sur les noms et les filiations.

La nature même du registre conservant ce récit dénote et tend également à montrer sa singularité. Il s’agit du cartulaire de l’abbaye Notre-Dame de Soissons, c’est-à-dire un registre compilant l’ensemble des titres de propriété et des privilèges temporels de cette communauté monastique. La transcription d’un acte de justice dans ce type de recueil montre le véritable enjeu de pouvoir de ces procès. Elle est un moyen pour l’abbaye de signifier son positionnement politique en rappelant le rôle déterminant qu’elle détient judiciairement au sein de sa seigneurie.

Efficacement relayé, ce procès permet ainsi d’inscrire la lutte contre l’hérésie comme exercice du pouvoir. Un enjeu primordial qu’explique l’explosion de ce phénomène. Entre règlements de comptes politiques et moyens de contenir les foules, les procès en sorcellerie deviennent des outils surpuissants aux mains des pouvoirs locaux.


[1]. Choix de chroniques et mémoires sur l’histoire de France. Les mémoires de Jacques du Clercq, Paris, Desprez, 1838, p. 166.