le long hiver de l’abbé Dupuis

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En 2013, le mois de janvier, comme février 2012, a été marqué par une vague de froid que les médias nous présentent comme remarquable. Qu’auraient-ils dit de l’hiver 1709 qui est connu comme l’un des plus terrible que la France ait connu ?

 

La réponse se trouve peut-être dans les registres de catholicité, où les prêtres, pasteurs des communautés paroissiales, mais aussi diffuseurs de l’information officielle à la population, relèvent parfois les évènements remarquables.

 

Ces registres, connaissent un intérêt grandissant auprès des amateurs d’histoire familiale, notamment depuis leur mise en ligne. Cela a permis à un de nos lecteurs internautes de nous signaler le registre des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse de Reuilly-Savigny, où l’abbé Dupuis fait la relation de ce terrible hiver. Voici son récit :

 

 

Transcription des pages 136 et 137 du registre des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse de Reuilly Sauvigny

(E-dépôt 311 /1 E 2).

 

 

Cette année  mil sept cent neuf est aussi remarquable qu’extraordinaire par son aussi rude que fâcheux  hiver. Le froid extrême est trois degré  plus fort qu’on ait jamais senti a commencé  le sixième jour de janvier  jour des rois et toujours augmenté  avec de grandes neiges pendant deux mois. La suite en a été que les blés et les seigles ont été gelés, tous les noyers , les deux tiers des autres arbres  hâtifs et tendres  aussi tous les arbrisseaux , tous ceux qui faisaient l’ornement  que ceux qui portaient des fruits , aussi toutes les légumes et herbes potagères qui ordinairement passent l’hiver. Presque tout le gibier et les bêtes féroces  sont mortes, aussi dans les campagnes et dans les forêts, jusqu’aux ours. L’incertitude  où en est resté pour les blés en terre jusque le mois d’avril auquel moment il a fallu recourir à l’orge pour réensemencer. Ce qui fait monter  à si haut prix qu’il a été jusqu’à douze francs le pichet et l’avoine pour manger jusqu’à  trois livres. Jusqu’à la moisson et par la bénédiction que Dieu a donnée en mars, l’orge ne vaut à présent que 7 livres et l’avoine, la meilleure pour manger, trente sols. Nonobstant la rareté des blés avant la moisson, il n’a pas passé douze livres et par la prudence de la Cour pour les semences il n’a été vendu  qu’à 8 livres tournois.

 

Les raisins ont été pareillement si  endommagés de l’hiver que pour cette année presque soit l’année qu’elle n’ont point produit non plus que l’année précédente de sorte que nous pouvons dire avoir vu une moisson sans blé devant vendanges sans vin.

 

Les septiers d’orge qu’on a semé  ont rapporté un muid de moisson et les meilleurs dans les meilleures terres  a été à 14 (septiers) jusqu’à 18 septiers. L’avoine à rendu à proportion  dans les bons pays et les bonnes terres. Les mois tardifs, le froid et humidité  de l’été a fait que les raisins  n’ont pas produit ou partiellement.

 

Outre ce, plusieurs personnes mortes de froids dans la campagne, plusieurs pauvres dans leur maison et même de vieilles gens dans leur lit.

 

Le vin commun, pendant de soixante à 130 livre le 2 mars, le fin avril sans prix.

 

Cependant les terres ont été presque réensemencées : Ce 1 janvier 1710

 

Louis Dupuis, curé de Reuilly-Sauvigny,  apporte un éclairage intéressant sur les rigueurs de l’hiver 1709, désigné comme le « grand hiver » par nombre de chroniqueurs et témoins.

 

Sa présentation montre qu’il a été à la fois impressionné par l’intensité du froid, sa durée, mais aussi la soudaineté avec lequel celui-ci envahit le pays.

 

D’autres chroniqueurs, en particulier, Louis Morin, corroborent les observations de Dupuis avec davantage de précision pour la Ville de Paris, située à une centaine de kilomètres à l’ouest de Reuilly-Sauvigny. Ainsi le 5 janvier à Paris on relève encore 10° C. Le 6 janvier, vers minuit, le cœur de la France est touché par un gel subit. Dans la journée, la température ne dépasse plus le -5°C. Entre le 10 et le 21, les températures descendent plusieurs fois sous les -20°C. On atteint les -26°C à Paris le 14 janvier et pendant trois jours, on ne dépasse pas le -20°C en température maximale. Cette première vague de froid accompagnée d’une bonne trentaine de centimètres de neige n’est, cependant, pas fatale pour les semailles. Par contre, comme l’indique le père Dupuis, arbres, gibier et paysans pauvres meurent en nombre.

 

Après un dégel de quelques jours un nouveau coup de froid ramène un gel modéré (-5°C) sur les terres axonaises entre le 4 et le 8 février. Le printemps semble ensuite pointer son nez, avec des températures supérieures à 10°C, lorsque une troisième attaque du froid (-13°C) vient réduire à néant les espoirs de récolte entre le 21 février et le 3 mars.

 

Ces gels successifs et les températures exceptionnelles ont créé l’illusion d’un très long hiver pour les contemporains de l’abbé Dupuis. Pourtant cet hiver, certes rigoureux, s’inscrit dans une succession d’hivers remarquablement froids entre 1607 et 1792. Cette période correspond au paroxysme d’un refroidissement  global de la masse d’air du globe entre le milieu du XIVe siècle et celui du XIXe siècle. Cette période de six siècles est communément appelée le petit âge glaciaire. Durant cette période, la répétition des froids remarquables se manifeste par la prise des fleuves dans les glaces.  Entre 1600 et 1800 la Seine est, ainsi, gelée 22 fois, soit une fois tous les neuf ans en moyenne.

 

L’hiver 1709 est donc relativement  exceptionnel, mais pas unique pour la période. Pourquoi laisse-t-il alors un tel souvenir ? Avant tout, bien sûr, en raison de sa rigueur et de sa soudaineté, ainsi que  du nombre de victimes. Mais, s’il a acquis la réputation d’avoir été l’un des pires hivers de l’histoire, c’est aussi à cause des très nombreux témoignages pour l’époque. Dans l’Aisne, plusieurs curés dont ceux de Parfondeval ou de Fontaine-Notre-Dame relèvent des observations similaires à celles  que le curé de Reuilly-Sauvigny consigne dans le registre paroissial. Ensuite, les premières études scientifiques menées sur ces phénomènes par Réaumur et, plus tard, par Lavoisier, s’appuient sur ces témoignages pour produire l’une des premières études climatiques. On en garde enfin le souvenir en raison de l’exploitation politique de cet évènement.

 

En effet, l’automne 1692 et le début d’hiver 1693, très froids avaient entrainé une incroyable surmortalité, estimée par Leroy-Ladurie[i] à 1 300 000 morts. Cette saignée, équivalente à celle de la Première Guerre mondiale en nombre de morts, a poussé le pouvoir à prendre des mesures pour épargner la population. Cet hiver 1709 est donc l’occasion, le vieux Louis XIV, aussi malade que son pays, aussi figé dans son Versailles que lson peuple dans les glaces, de redorer un blason écorné par les échecs de la guerre de Succession d’Espagne. Dupuis remarque, ainsi, les efforts du pouvoir pour éviter une flambée des prix des semences. Le paysan axonais peut remplacer, dans son écuelle, le blé perdu par de l’orge et de l’avoine d’un gain exceptionnel cet été-là. Dupuis ne cite pas, faute d’en connaitre le détail les autres mesures comme l’import massif de blé, voir l’arraisonnement de cargaison de céréales par des vaisseaux corsaires. Il ignore aussi, dans le détail, les efforts faits à la cour, qui fond bijoux, plats d’or et d’argent pour amortir la famine, et éviter les jacqueries. Ce qui ne l’empêche pas de louer la prudence de la Cour. Ces éléments seront sans doute repris dans des sermons, où, en bon curé de village, il est aussi chargé de transmettre l’information officielle.

 

De fait la région de Château-Thierry ne semble avoir souffert que peu de temps du manque de céréales, et des flambées de prix associées. Par contre, la production viticole de la champagne axonaise semble durement touchée. Succédant à un été 1708 particulièrement frais et pluvieux, la destruction des vignes par le gel réduit à néant et durablement, les espoirs de récolte viticole.

 

Il reste encore, dans le témoignage du curé de Reuilly une remarque curieuse. Lors du gel, il parle de la perte des végétaux, des gibiers et des bêtes féroces. Il cite alors l’ours. Or pour le XVIIIe siècle, les scientifiques délimitent l’habitat de ces animaux aux massifs montagneux. Il semble donc peu probable que des plantigrades s’ébattent encore sur les rives de la Marne en 1708. Il faut donc penser que le récit de Dupuis mêle ses observations propres, parfois assez précises, lorsqu’il mesure que « Le froid extrême est trois degré  plus fort qu’on ait jamais senti », à celle de récit de voyageurs ou de on-dit. L’exactitude de son récit doit donc être prise avec une certaine relativité.

 

Cependant, l’abbé Dupuis, par son témoignage, contribue au corpus documentaire concernant l’hiver 1709. Son témoignage permet de comprendre que dans les campagnes du XVIIIe siècle l’hiver, s’il est craint en lui-même, inquiète surtout pour ses conséquences sur les récoltes à venir. Ce témoignage est celui d’une époque où la survie relève d’un équilibre fragile, dépendant de nombreux éléments que l’homme ne maitrise pas. Depuis 1709, l’homme a progressé  vers davantage d’emprise sur son environnement. Il reste néanmoins à la merci du froid et de la neige dans sa vie quotidienne.

 



[i] Emmanuel Leroy-Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris Flammarion 1967 : Il estime les pertes en 1693 à 1,3 millions de morts, soit autant que la Grande Guerre, pour une population de 20 millions d’habitant. Vauban corrobore ces chiffres dans ses dénombrements : Histoire du climat depuis l’an mil, Paris Flammarion 1967